Mon ptit pote Mad Moviesien Rafik le dit mieux que moi...
Le Désert du réel
A l'origine, Matrix se veut un film d'action d'inspiration cyberpunk. Cette culture, au départ fortement littéraire, née à la croisée de la contestation underground et de l'apparition des tout premiers ordinateurs personnels, n'a jamais été avare en digressions existentielles ou nihilistes. Très tôt, le cyberpunk prophétisait une industrie qui contiendrait en son sein toutes les autres industries, et remodèlerait ainsi les sociétés qui y gravitaient. Cette perspective déterminait évidemment une modification profonde de notre rapport au monde, et il n'est pas étonnant qu'un livre comme Simulacre et Simulation ait pu voir le jour durant cette période. Même si son auteur avait tout ignoré de la culture cyberpunk alors effervescente, les raisonnements qu'il évoquait étaient dans l'air.
Enfin, l'idée même que cette intégration des industries, cette profonde réorganisation sociale, se ferait, au moins partiellement, sous l'autorité d'intelligences artificielles, amenait à poser plus clairement le sens de l'intelligence humaine sans hésiter à clarifier ses rapports étroits avec l'intelligence artificielle, question de contrôle des technologies, question de survie de l'espèce (voir à ce titre Introducing Evolutionary Psychology de Dylan Evans, Oscar Zarate & Richard Appignanesi, et Out of Control de Kevin Kelly, deux lectures imposées à l'acteur Keanu Reeves par les Wachowski).
Matrix, qui est sorti à une époque où le cyberespace avait déjà accompli la prophétie d'une industrie globalisante, s'est présenté à ses spectateurs sous la forme d'une aventure religieuse dans un univers informatique. Religion et Informatique sont deux notions que la majorité des spectateurs maîtrisent dans leurs résonances philosophiques les plus simples.
Mais le premier Matrix s'est également permis, dès ses premières minutes, de malmener ces notions simples. Une des premières phrases lancées à Néo est " Hallelujah. You're my savior, man. My own personal Jesus Christ." (Hallelujah. T'es mon sauveur mec. Mon Jésus Christ à moi) lancée avec cynisme par un Choi pas vraiment pressé d'être sauvé par un Elu divin.
Quant aux imprécations mystiques de Morpheus, elles se basent sur le principe d'un enchaînement d'évènements inévitables. Là, le script joue de termes dont la définition première s'est effacée au profit de leur application strictement informatique, et les retourne à un spectateur dupé. Ainsi, le mot " programme ", qui désigne une " préparation d'éléments qui forment une suite logique et créent un événement " est devenu dans notre société contemporaine un terme quasi-exclusivement informatique. Pourtant, le spectateur ne pensera pas au mot " programme " pour définir la quête religieuse de Neo, qui est pourtant ce qui se rapproche le plus de la définition d'un programme au sens " oublié " du terme.
Philosophie religieuse et cyberphilosophie malmenées, leurs symboles vidés de toute substance, on dirait bien que certains ont pris d'emblée le parti de philosopher à coup de marteau ! (notons au passage que le vaisseau survivant de Matrix Reloaded s'appelle le Hammer, " marteau " en anglais).
Le premier film est aussi celui qui joue le plus clairement de l'analogie avec notre " monde réel ", et surtout du système d'écran, de projection, de réflexions, comme l'ont justement noté plusieurs critiques à l'époque.
Il en est ainsi de la scène où Néo retourne pour la première fois dans la Matrice, et redécouvre l'univers qu'il tenait pour vrai avec le détachement de celui qui, dorénavant, sait. Néo est assis dans une voiture, son visage se reflétant dans la vitre, tandis que les images de la rue défilent sous ses yeux. A l'occasion de ce plan, les Wachowski ont eu recours à une rétro projection (film diffusé sur un écran derrière le comédien) dont la finition est volontairement " toc ", et renvoie à une imagerie artificielle, celle des scènes de voitures " à l'ancienne ", une imagerie communément acceptée en tant que telle par les spectateurs de cinéma. Il y a là une mise en abîme intéressante :
Le héros sait que ce qu'il voit est une " projection " (au sens spirituel)
Son propre reflet dans la vitre lui renvoie à cette artificialité
Il s'agit " réellement " d'une projection (physique) derrière le comédien
Le spectateur perçoit à la fois le trucage grossier, l'effet narratif et son sens dans le récit
Le spectateur assiste à la projection de Matrix
Autre jeu d'écran dans une séquence qui n'a certainement pas assez été questionnée : Néo est sermonné dans le bureau de son patron, tandis qu'un bruit affreux de raclette sur les vitres du building couvre pratiquement la bande-son. Néo (le spectateur) est évidemment distrait par le ménage des deux ouvriers qui nettoient ainsi le " cadre " de ce bureau avec une telle insistance.
Est-il besoin de le préciser ?
Ces deux ouvriers sont interprétés par les frères Wachowski.
Voici donc deux artistes qui fonctionnent selon des principes que la plupart ont identifiés. Leur oeuvre Matrix, on le sait, découle du mouvement cyberpunk. Elle compile, on le sait, une infinité d'influences cinématographiques, musicales et bédéphiliques contemporaines (japanimation, films de Hong Kong, films de SF américains, comic-book, techno etc.). Elle fait sienne toute tendance contemporaine de la mode et du design. Et alors que nous sommes entièrement séduits par ces amalgames, les artistes prennent soin de nettoyer devant nous cette vitre grasse dans un boucan effroyable susceptible de nous réveiller.
" (.) tout le problème de l'art, c'est qu'il se trouve affronté à un statut de l'image qui lui a échappé, c'est-à-dire ce qu'il pouvait y avoir justement dans l'art, la puissance de l'illusion dont nous parlions tout à l'heure, cette possibilité de défier le réel, de créer une autre scène que celle du réel. (.) À partir du moment où tout est devenu visible, où tout est dans la visualité, où toute chose accède à l'image, tout est donc immédiatement matérialisé dans l'image; il y a de moins en moins de place, effectivement, pour une autre symbolique qui toucherait aux formes, qui jouerait avec une forme, une forme de jeu relativement arbitraire qui ne répondrait que de lui-même, etc. Ça c'est très, très difficile aujourd'hui; malheureusement la disparition des avant-gardes, ne signifie pas la disparition des arrière-gardes, c'est plutôt même le triomphe, d'une certaine façon, de l'arrière-garde... Mais ce ne sont pas des groupes, c'est le fait que l'art entier se trouve lui aussi assigné à récapituler un peu toutes les formes antérieures, à refaire l'histoire de l'art à l'envers et à gérer tout son passé, ça c'est un problème au fond. "
(Jean Baudrillard, entretien aux Humains Associés)
On a pu lire dans certaines colonnes que Matrix était une forme nouvelle de résistance à l'emprise médiatique, qui avait éclos au sein même d'un des plus puissants groupes médiatiques contemporains (AOL-Time Warner), bref un symbole de la subversion si chère à nos âmes cinéphiles européennes.
L'idée peut séduire si l'on se persuade effectivement que nous vivons dans une oligarchie, où notre monde bien réel serait sous la coupe exclusive de puissants groupes médiatiques, et où, pour paraphraser le Network de Sidney Lumet, on nous demanderait " d'éteindre cet écran " pour cesser d'alimenter la machine.
Mais Matrix ne nous ordonne ni d'éteindre l'écran, ni de renverser un pouvoir en place. La saga est construite, au premier niveau, sur un principe immémorial de parcours transcendantal et elle exige de nous, à un niveau plus délicat, un fonctionnement intuitif totalement " déraisonnable " qui nous rend de plus en plus aveugles face aux évènements alors que nous nous imaginons de plus en plus alertes du simple fait de les regarder.
Un très grand nombre de films ont déjà, par le passé, alerté le spectateur sur son rapport à l'image et/ou la fiction. Cela se faisait par la mise en abîme(Network, Vidéodrome), la satire (Starship Troopers), l'invitation explicite ou implicite à une réflexion plus ou moins fine (Un homme dans la Foule, Truman Show, EDTV, Mad City, Héros Malgré Lui etc.).
Mais à notre connaissance, la saga Matrix est la première oeuvre cinématographique à traiter explicitement du conditionnement tout en donnant les outils qui démontrent les mécanismes du conditionnement tout en exerçant ce conditionnement !
On aurait du mal à considérer la démarche comme gratuite ou relevant d'une simple stratégie de spectacle un peu plus futé que la moyenne. Il est bien évident que ces films ont été conçus dans la dynamique noble du spectacle et des raconteurs d'histoires, mais rien n'obligeait les concepteurs à se détourner à ce point des cadres établis de la SF cinématographique dite intelligente, pour s'intéresser avec une telle constance au rapport qui unit leur création aux spectateurs.
Que les spectateurs voient dans Matrix le parcours d'un programme, remontant à la source de son univers immatériel, pour la féconder d'une humanité que toute la machinerie appelle de ses voux ; où qu'ils préfèrent y voir l'analogie de leur propre humanité en assimilant l'intégralité de cet univers à un cerveau humain et à ses composantes en " guerre " (cette dernière proposition se heurtant à la symbolique trop précise de l'oeuvre), le simple récit à l'écran est de toute manière submergé par l'activité en cours dans la salle de projection.
La saga Matrix a bel et bien vocation à créer un déclic, à provoquer un événement qui dépasse les limites théoriques de la fiction et le rôle toléré d'un film en société. Qu'il s'agisse du jeu de piste auquel elle invite, et que tant de spectateurs ont décidé d'emprunter, qu'il s'agisse de sa façon d'occuper notre espace médiatique sans jamais nous ordonner une clé de lecture spécifique (alors que le marketing, en tant que propagande, fait exactement l'inverse), la saga Matrix est une succession de coups de marteau, de vitres grasses qu'on nettoie avec force et dans un vacarme épouvantable. Elle est l'expérience active d'une certaine philosophie dans un univers où l'exposé philosophique n'aurait aucune chance d'aboutir car immédiatement digéré par le système qu'il prétend étudier.
" (.) je pense que s'il y a un point extérieur d'où on puisse fonctionner, extérieur à ce système, à ce moment-là, il faut vraiment prendre le parti - ça fait un peu prétentieux - de la pensée, de la théorie, etc. Or, elle doit être radicalement et rigoureusement en dehors, c'est-à-dire qu'elle doit être un défi au monde réel, une fiction, elle doit tenter d'inventer d'autres formeset non pas d'essayer de disculper ou de réinventer des valeurs qui sont de toutes façons perdues. "
(Jean Baudrillard entretien aux Humains Associés)
Certes, tout ceci participe intuitivement au succès commercial de la saga et à la fascination provoquée sur les foules, mais on serait bien en peine d'expliquer cette fascination sans évoquer, tôt ou tard, des concepts qui échappent à une conception circoncise de la fiction.
Car, nous avons vu que chaque élément du récit ou de la thématique du film naît essentiellement de l'activité de son spectateur, principal responsable de son aliénation, de sa soumission au simulacre. Un spectateur dont l'intuition est un obstacle à sa compréhension purement logique des éléments qui l'entourent. Mais une intuition qui renferme également ces anomalies systémiques qui échappent à la logique pure (foi, amour, appelez-les comme vous voulez) et qui s'avèrent paradoxalement la source d'une éventuelle transcendance. Un spectateur que l'on invite à arpenter le chemin au travers du réseau de simulacres qui constitue son univers (ciné, TV, vidéo, Internet etc.) avec, pour seule chance de survie et seule chance d'aboutir, la croyance intime qu'il peut être autre chose qu'une entité programmable, et clamer ainsi son humanité.
Matrix est un happening artistique.
En terme d'échelles, le plus gigantesque des happenings jamais tentés.