Pour continuer sur le même thème (m'en fous si on pourrit le topic!), je crois qu'il faut bien préciser que toutes les tentatives, par le passé, visant à "prédire l'avenir" par de soi-disant savants "calculs historiques" (de Saint-Simon à Fukuyama en passant par Lénine) se sont soldées par de cuisantes désillusions et des erreurs d'appréciation parfois monumentales. (...) à croire que, à force de travailler la matière historique à des fins objectives (et non politiques), il semble raisonnable d'estimer qu'il n'y a pas (comme l'a d'ailleurs noté Etoile) de déterminisme absolu en histoire (pas plus qu'en géographie ou en sociologie, d'ailleurs), mais différentes variantes de "possibilismes", dépendant du milieu, des circonstances, des spécificités culturelles dominantes... On en revient, finalement, à des probabilités et non à des certitudes. Enfin, c'est dommage, je n'ai pas le temps de m'étendre davantage sur ce sujet qui me tient à coeur. :sleep:
- A mon sens, il est possible de trouver quelques points de raccordement entre cette notion du « possibilisme historique » et la philosophie marxienne de l'histoire. Les hommes font leur propre histoire, mais Marx ajoute qu'ils ne la font pas de plein gré. Chaque individu est pris dans une situation déterminée dont il n'est pas le maître, qu'il n'a pas choisie librement. Personne n'a choisi de naître, de naître ici plutôt qu'ailleurs, à cette époque plutôt qu'à aucune autre, etc,... Par ailleurs, nous ne pouvons pas faire que ce qui a été n'ait pas eu lieu. Nous n'avons aucune possibilité de prendre la machine à remonter le temps et choisir d'autres conditions. C'est tout simplement prendre en compte une réalité essentielle : l'homme est un être historique. Ce rapport de l'homme au passé implique 2 csq :
. La notion de continuité entre le passé et le présent. Par exemple, dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx perçoit une logique très linéaire dans "la marche des évènements survenus en France depuis les journées de Février", montrant par l'exhumation des rapports int, "comment le miracle du 2 décembre, n'était que le résultat naturel, nécessaire de ces rapports". Il ajoute même que toute l'histoire du coup d'Etat est contenue en germe, dans le texte de la Constitution de 1848.
. Les conditions héritées du passé, dans la mesure où elles sont les conditions de l'activité produisent des représentations. Et c'est pourquoi : "la tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar dans le cerveau des vivants."
- Pour Marx, les hommes agissent + plus svt en fonction de représentations imaginaires, qu'en fonction d'1 connaissance adéquate de la réalité. Il faut ici faire 1 détour et comprendre les mécanismes de l'idéologie, cad de cette représentation de réel renversée comme une caméra oscura. Lorsque Marx parle d'idéologie, il ne désigne pas, comme on le fait svt aujourd’hui, 1 doctrine, 1 grande conception du monde ou 1 "grand récit". 1 doctrine, 1 philosophie ou 1 théorie, ce sont là des discours qui se présentent explicitement comme des discours et se soumettent donc à la critique rationnelle. L'idéologie au contraire, ce sont des représentations qui sont largement partagées par les individus d'1 société donnée à 1 époque donnée, et ne sont justement jamais questionnées tant elles paraissent naturelles ou évidentes.
. Typique de cette analyse des procédés de l'illusion idéologique, les pages que Marx écrit à propos de Robespierre et de Saint-Just dans la Sainte Famille. Pour Marx, Ces derniers se représentent la révolution française dans les habits romains. Lorsqu'ils invoquent la liberté, la justice et la vertu, ce sont les vertus antiques qu'ils invoquent. Marx déclame : "Robespierre, Saint-Just et leur parti ont succombé parce qu'ils ont confondu l'antique République, réaliste et démocratique, qui reposait sur les fondements de l'esclavage moderne, avec l’Etat représentatif moderne, spiritualiste et démocratique, qui repose sur l'esclavage émancipé, sur la société bourgeoise. Etre obligé de reconnaître et de sanctionner, dans les droits de l'hommes, la société bourgeoise moderne, la société de l'industrie, de la concurrence générale, des intérêts privés poursuivant librement leur fins, la société de l'anarchie, de l'individualisme naturel et spiritualiste aliéné de lui-même et vouloir en même temps anéantir après coup, dans certains individus les manifestations vitales de cette société, tout en prétendant modeler à l'antique, la tête politique de cette société, quelle colossale illusion ! (La Sainte Famille)
. Et c'est précisément sur ces illusions à l'antique que la dictature jacobine s'est fracassée, permettant ensuite à la nouvelle société bourgeoise de manifester sa vitalité. Remarquons que Benjamin Constant, invoque aussi des erreurs d'appréciation (la confusion entre la liberté "antique" et celle "moderne), pour expliquer la dérive de la République Française naissante, vers de la Terreur (même si les conclusions de ces 2 penseurs sont diamétralement opposées). Cette analyse esquissée des 1844-1845 dans la polémique contre l'idéalisme des "jeunes hégéliens" est reprise et développée dans le 18-Brumaire.
- Marx fait d'abord l'écho d'une citation hégélienne : " Hegel fait quelque part la remarque, que les grands évènements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire, tjrs deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce." Marx revient sur les procédés des mécanismes de l'idéologie, pour comprendre pourquoi l'histoire paraît se répéter aux yeux des individus. Cette répétition n'est tjrs qu'une apparence, qui tient à la perception que les individus se font de la réalité et non à la réalité elle-même (ce qui n'est pas sans rappeler les principes hégéliens). Pour cette raison, si l'histoire se répète, la 2ème fois, c'est une farce, l'imitation des personnages graves, produit svt un effet comique !
. L'épisode de 1848-1852 est placé entièrement sous le signe de la répétition des grandes heures de la révolution. C'est le retour du "spectre de la vieille révolution". Mais la situation a changé depuis 1789. Là ou la tragédie régnait, c'est maintenant la farce. Louis Bonaparte est pour Hugo, "Napoléon le Petit". Le portrait qu'il en fait souligne la dissemblance. Mais Hugo en fait un grand criminel, "un malfaiteur de la plus cynique et de la plus basse espèce", il a commis "un crime qui contient tous les crimes" (Napoléon le petit). Marx au contraire, souligne la médiocrité du personnage, aventurier désargenté sans le moindre génie, pas même le génie du crime ! Dans l'avant propos de 1869, à la réédition du 18 Brumaire, Marx critique Hugo : "Victor Hugo se borne à des invectives amères et spirituelles contre le responsable en chef du coup d'Etat. Sous sa plume, l'évènement lui-même apparaît tel un éclair dans un ciel serein. Il n'y décèle que l'action violente d'un seul individu. Il ne s'aperçoit pas qu'il grandit cet individu au lieu de le rapetisser" (...) Je montre au contraire comment la lutte des classes en France a crée des circonstances et des conditions qui ont permis à un médiocre et grotesque personnage de jouer le rôle de héros."
. Mais ce héros "médiocre et grotesque" est à la hauteur d'une classe politique médiocre qui se contente de cacher sa médiocrité, derrière les oripeaux d'une histoire glorieuse. Alors que la Montagne de 1792 affronte son destin avec une grandeur tragique, la Montagne de 1848 va jouer un rôle pitoyable en se brisant sur le mur de ses propres illusions.
. Non que Marx admire sans réserve les héros de la Révolution. Dans ses premiers écrits contre la censure prussienne en 1843, il critiquait "les lois tendancieuses" de Robespierre, expression de "la détresse de l'Etat". Dans la Sainte-Famille, comme il est dit plus haut, plusieurs pages sont consacrées aux "illusions" des dirigeants révolutionnaires. Mais il s'agit de montrer que la tragédie, comme la farce dépendent des conditions historiques. Caricature de la Révolution, caricature de la caricature de Napoléon, ces caractères des évènements et des hommes de 1848-1851 déguisent et expriment simultanément la réalité qui conduit au coup d'Etat, cad son sens historique. Ensuite, les acteurs historiques semblent tjrs prisonniers du passé et ce d'autant plus qu'ils sont lancés dans une action qui bouleverse le présent, car " c'est justement à ces époques de crise révolutionnaire qu'ils évoquent anxieusement et appellent à leur rescousse les mânes des ancêtres". Marx parle encore de « conjurations historiques des morts ». Mais celles-ci n'obscurcissent pas seulement les esprits des acteurs vivants. Elles leur à permettent aussi de trouver le courage d'affronter les tâches à l'heure. Une fois ces tâches accomplies, "les colosses antédiluviens" disparaissent.
. "Mais si peu héroïques que soit la société bourgeoise, il n'en fallut pas moins l'héroïsme, l'abnégation, la terreur, la guerre civile et les guerres contre l'étranger pour lui donner naissance"
- Autrement dit, les illusions ont elles aussi une force historique. Abordons ici, l'une des critiques que Popper effectue à l'égard de Marx. Celui-ci reproche à Marx de donner une priorité absolue aux grands évènements, et aux actes des grands hommes, dans la recherche de la compréhension de l'histoire, réduisant de ce fait les individus à de simple pions, ballotés par la tempête de la destinée. Cette critique appelle quelques retouches. Marx est en effet, loin de faire l'apologie des agissements des "grands hommes". On prendra pour exemple son ouvrage du 18 Brumaire, ou comme on l'a vu plus précédemment, en analysant les raisons qui ont conduit au coup d'Etat du 2 décembre 1851, Marx s'attache tout particulièrement à déconstruire pierre par pierre, le mythe qui s'est édifié autour de Louis Bonaparte. Engels le rappelle d'ailleurs : le but de ce pamphlet, est bien de permettre à Marx, de traiter "avec un mépris bien mérité", "le héros de Crapulinsky". Marx ne concède qu'une seule chose à Louis Bonaparte, celui d'avoir su saisir la singularité du moment tjrs unique, pour agir notamment en manipulant à son seul profit, le souvenir vivace de la légende napoléonienne, auprès des paysans. Louis Bonaparte a ainsi joué avec brio, de cette illusion idéologique, pour tromper leurs propres contemporains, en détournant abusivement en sa faveur, les références du passé.
. Mais fondamentalement, le coup d'Etat résulte d'un processus complexe ou se combine de multiples facteurs, dont cette rencontre entre l'idée fixe d'un individu et les autres idées de toutes les classes de la société, la paysannerie en particulier. Ce qui revient à jeter sur le devant de la scène, ces millions d'inconnus, ouvriers parisiens, paysans et bourgeois que Marx regroupe sous le terme de multitude. Encore faut-il préciser : les multitudes ne constituent pas une masse indifférenciée, mais des individus qui pensent et agissent en relation avec les autres, mais d'abord à partir d'eux-mêmes. les acteurs des évènements historiques, n'agissent pas comme de simples porte-drapeaux des intérêts sociaux, qu'ils sont censés représenter. Ils agissent aussi et surtout en fonction des idées qu'ils ont en tête, des "fantômes" qui les hantent. Ainsi, ces millions de paysans, la majorité de la nation à l'époque, qui donnent leur voix à Louis Bonaparte, non pas aveuglément, mais parce qu'ils croient que Bonaparte les sortira de la misère et les débarrassera des créanciers et de l'aristocratie foncière qui siègent alors au Parlement. Pour conclure, Marx revient lui-même dans "l'Idéologie Allemande" sur "cette conception passée de l'histoire", qui "étaient un non-sens", négligeant "les rapports réels", et se limitant "aux grand évènements politiques et historiques retentissants".
- Venons maintenant quelle représentation se faisait Marx du matérialisme historique, et en particulier du concept de la lutte des classes. La lutte des classes constitue pour Marx, une loi non pas transcendante mais immanente à l'histoire, aux sociétés humaines. L'activité des individus socialement liés par des rapports déterminés, expliquant la structure de la société et non l'inverse. Il s'agit ici d'une loi explicative, une clé de compréhension de l'histoire, et non pas une loi morale à laquelle il faudrait se conformer. L'histoire est le lieu ou s'oppose les forces antagonistes constituées par les classes sociales. Dans cette histoire, il n'existe aucun tribunal (pour reprendre une expression hégélienne) pour arbitrer ces rapports de force.
. Ensuite peut-on assimiler la lutte des classes, à une loi analogue aux lois physiques ? Pour qu'une telle association soit possible, il faudrait au préalable, que ce principe marxien présente cette caractéristique, propre aux lois de conservation, selon laquelle rien ne se perd, tout se transforme. Dans une telle optique, l'histoire ne serait pas un processus véritablement créatif, mais une simple transformation des rapports de force, conception que l'on retrouve chez Machiavel, et que l'on peut illustrer à travers la formule biblique suivante : "rien de nouveau sous le soleil". C'est ce que semble soutenir Engels, de prime abord : " cette loi qui a pour l'histoire, la même importance que la loi de transformation de l'énergie pour les sciences naturelles, lui fournit ici une clé de compréhension de la 2ème République". Pourtant Marx répudie une telle vision des choses. Celui-ci en effet, dissocie le concept de transformation de celui de la conservation. Par exemple, celui-ci considère la république issue de la révolution de 1848, comme "la forme de transformation politique de la société bourgeoise, et non pas sa forme de conservation".
. Ensuite, une loi physique se définit habituellement comme "un rapport invariable, constant et mesurable entre des phénomènes" (Durozoi et Roussel). Ainsi, poser une loi en physique, c'est permettre au scientifique de prévoir. A telle cause, correspond tjrs les mêmes effets (oui j'exagère quelque peu dans la simplification des concepts). On peut donc prévoir à partir de l'observation, les phénomènes naturels.
. Or l'une des considérations de Marx, sur l'histoire, interdit justement une telle assimilation. Lorsque Marx, affirme que l'histoire se répète tjrs deux fois, la première comme tragédie, la seconde comme farce, celui-ci ironise pour bien faire comprendre au lecteur, que l'histoire est en fait constituée d’évènements absolument singuliers et qui ne se répètent pas. Certes, les hommes sont les sujets de l'histoire, en ce sens qu'ils agissent en fonction de leurs désirs et des calculs qu'ils effectuent en vue d'atteindre leur propre objectif : on pourrait se dire qu'en connaissant la nature humaine et les lois de ces calculs humains, il serait possible de prédire le futur. Mais même si l'action ou la réaction des individus, étaient susceptible de prédiction, l'action de chaque individu entre en collision avec les actions des autres individus, ainsi que le cours des choses naturelles. Par ailleurs les conséquences d'une action, peuvent survenir très longtemps après que cette action, ou plutôt cet ensemble d'actions soit advenu. Dans cet entrelacs infini de causes et d'effets, humains et physiques, autant dire qu'il est impossible de prédire ce qui adviendra demain. Marx partage donc cette conviction de Chateaubriand que "presque tjrs en politique, le résultat est contraire à la prévision". Ce qui advient dans l'histoire, c'est ce que personne n'a voulu. En clair, les hommes "font" leur propre histoire, mais ils ne savent pas le plus svt, quelle histoire ils font. Par exemple, le radicalisme jacobin n'a pas instauré une république à la romaine, mais l'Etat bourgeois moderne. L’existence humaine est finalement proprement historique : un évènement est imprédictible et personne n'a de maîtrise sur le cours de l'histoire.
. Pour Marx, le conditionnement de l'action n'est nullement un déterminisme analogue à la causalité naturelle. Sur la base d'un ensemble de conditions "données et héritées du passé", de multiples possibilités s'offrent aux hommes. L'histoire n'est pas réductible à l'histoire naturelle, elle est constituée par l'action d'individus qui se fixent leur propres buts, en fonction de conditions dont ils héritent, et jugent au final d'après leur seul décret. On pourrait ainsi rapprocher le principe kantien de la liberté malgré le déterminisme, avec la notion marxienne de la liberté. Les hommes restent l'élément actif malgré que leur liberté soit loin d'être absolue. La liberté humaine est tjrs une liberté dans une situation donnée, une liberté qui compose avec la nécessité et l'individu est d'autant plus libre qu'est plus grande sa puissance d'agir sur les conditions qui s'imposent à lui. Nous pouvons tjrs transformer les conditions dont nous héritons, ou tout simplement les laisser en l'état. Ajoutons à cela, que si les hommes sont prisonniers de leur époque, ils ne le sont que partiellement. Les idées ne peuvent pas aller, dit encore Marx, au-delà de l'époque, puisque pour devenir effective, elles doivent être réalisées par des individus vivants. Mais elles peuvent aller au-delà des idées de l'époque. Ici Marx rappelle dans la "Sainte Famille", le rôle de ces tendances qu'on pourrait regrouper sous le terme, de "proto-communistes" incarnées par Jacques Roux ou par Gracchus Babeuf.
- L'énonciation de ces différentes caractéristiques de la philosophie marxienne de l'histoire, conduit à de multiples csq :
. Si le rapport de l'homme au passé s'exprime, sous la forme d'un conditionnement et non d'un déterminisme absolu, cela veut dire que pour Marx, l'histoire n'est à proprement parler, strictement nécessaire qu'une fois qu'elle a lieu (désormais elle ne peut qu'avoir eu lieu), mais avant que l'évènement n'ait eu lieu, l'histoire reste le lieu des possibles, ouvertes à la liberté humaine. Par exemple, pour Marx, l'avènement de Louis Bonaparte au pouvoir, avec le coup d'Etat, est le résultat de circonstances qui aurait pu ne pas nouer de cette façon, mais une fois advenu, les évènements ne pouvaient se passer autrement. En dissociant de ce fait, la nécessité du passé à celle de la contingence du futur, Marx échappe à deux types d'écueils :
- Celui de Proudhon, qui dans son ouvrage du "Coup d'Etat", ou "sous sa plume, la construction dite du coup d'Etat, se transforme en une apologie du héros du coup d'Etat".
- Celui de considérer le présent comme le résultat, l'aboutissement du passé. Par exemple, on a cru apercevoir, dans l'histoire de France, les luttes du passé comme des éléments forgeant l'unité de la nation, et qui seraient couronnées par l'œuvre de la révolution.
. Si l'histoire est imprédictible et l'existence humaine proprement historique, cela signifie qu'il n'existe pas de finalité déterminée. Faute de sens, on ne peut proposer qu'un raisonnement logique pour décrire le fonctionnement de l'histoire, soumise à une nature humaine passionnée et complexe. Dans une logique de représentation téléologique de l'histoire, qui pose une finalité à priori, les sujets humains restent soumis à un processus nécessaire qui se déploierait au-dessus d'eux-mêmes, sans pouvoir d'intervention effectif sur le cours des choses. S'il est un sens non métaphysique à l'histoire, c'est en tant que simple cohérence des évènements qu'on ne peut que reconstruire à postériori, par la pensée sans assigner à l'avance quelque fin. C'est en ce sens que pour Marx, l'histoire doit partir des individus et de la manière dont ils reproduisent leur propre vie, non l'inverse : les hommes ne sont pas les instruments de Dieu ou d'un esprit absolu, comme chez Hegel, pas plus que l'histoire est quelque chose d'extérieure aux individus. Dés lors, il n'est de destinée humaine que rétrospective, c'est donc l'homme, agent autonome de son propre destin, qui fait l'histoire et est responsable du sens qu'elle prend. Dans un sens, si l'on peut dire que les faits historiques s'enchaînent de telle façon, qu'ils accomplissent un plan ou une destinée de l'homme, établi à l'avance, c'est parce que l'enchaînement de ces faits historiques, produits d'action chq fois unique, est interprété à postériori par le penseur comme une destinée, une histoire ext à l'homme qui l' a faite.
. Tant qu'il y aura des hommes à vivre sur terre, à se représenter des fins et à agir en fonction de ces fins, ceux-ci continueront à se constituer une histoire. L'histoire n'a donc pas de terme. Pour Marx, l'histoire qui s'achèvera à l'avènement du communisme, n'est que celle d'une époque historique donnée, celle de la domination du capital, ouvrant la voie à une nouvelle organisation sociale : la société sans classe. Cette dernière remarque, au delà de la dimension proprement utopique, de cette perspective dans l'avenir de l'homme, renvoie à l'une des facettes du matérialisme historique : concept que l'on pourrait, rapprocher du relativisme historique. Si la lutte des classes est considérée par Marx, comme un principe objectif, immanent à l'histoire, les modalités de son déploiement sont spécifiques d'une époque donnée. C'est ce que Marx relate dans le manifeste du parti communiste, à travers l'évocation des différentes formes de luttes entre les catégories sociales, au cours de toute l'histoire humaine. Marx fait l'état que la plupart des sociétés historiquement connues sont marquées par le sceau de la division en classe antagonistes. Dés que la production excède le stricte niveau de la survie, tend à apparaître une classe qui domine toutes les autres et cherche à s'approprier le surplus social.
. Comment s'opère un tel processus ? Marx en est largement réduit à des conjectures, mais sans entrer pour le moment, dans les détails, il voit dans la division du travail et l'augmentation de la productivité qui en résulte, l'origine de cette division sociale et des conflits entre classes dominantes et classes dominés. A chaque période historique, correspond un rapport de domination spécifique. Dans l'antiquité, les maîtres d'esclaves considéraient peu ou prou les esclaves comme des "outils animés" ou des sortes d'animaux de trait (on retrouve des expressions de ce genre chez Aristote) et le rapport de domination apparaissait comme un rapport de pure violence, le maître ayant droit de vie ou de mort sur ses esclaves. L'esclave étant la propriété du maître, son travail appartenait de droit au maître. En ce qui concerne le rapport du seigneur féodal à ses "manants", les choses différaient par le fait que les paysans, et même les serfs, pouvaient disposer d'une sorte de propriété personnelle, et invoquer face au seigneur, de maigres droits que leur valait leur qualité de chrétiens. L'extorsion du surplus social reposait alors sur le système de la corvée et l'empilement des droits seigneuriaux, dont la justification trouvait sa source sur la différence de statut et même de "nature" entre le seigneur et les rustres qui peuplaient ses campagnes. La race des seigneurs est celle des vainqueurs, descendants des guerriers franc qui ont soumis les gallo-romains, alors que les paysans appartient à la race des vaincus. Avec le rapport de production capitaliste, s'instaure un rapport fondamentalement différent. Le rapport salarial entre ouvrier et capitaliste se présente sous la forme d'un contrat entre deux personnes juridiquement égales, agissant librement et chacune en vue de son intérêt propre. L’ouvrier vend sa force de travail en vue d'assurer sa subsistance et le capitaliste l'achète en vue de mettre en valeur son capital. Mais pour Marx, ce contrat relève d'une simple mystification : une fois précipité dans la fournaise de la production, l'ouvrier qui a vendu sa force de travail est dessaisi de lui-même et appartient corps et âme au capitaliste, qui peut user comme bon lui semble de la force de travail qu'il vient d'acheter. Le contrat se transforme en rapport de domination que Marx compare souvent au pire des esclavages.
. Mais ce type de rapport entre la classe bourgeoise et le prolétariat, si l'on se réfère au "relativisme" marxien de l'histoire, n'est spécifique que d'une société à l'ère précapitaliste (NB : pour Popper, cette vision des choses ne pouvait que se trouver renforcée, par l'apparente indifférence des structures juridiques et politiques de l'époque, à l'égard de la condition misérable des ouvriers, soumis à des contrats draconiens, et ne bénéficiant d'aucune aide législative jusque dans les années 1880). Transposer de telles descriptions à notre époque, relève donc d'un contresens pur et simple. Ensuite, pour Marx, rien n'est ni vraiment noir, ni blanc. En effet, la division technique devenue sociale est-elle pour Marx un processus qui ne pouvait pas ne pas avoir eu lieu, dès que la société chercherait à vivre un peu misérablement, à accumuler quelques réserves pour faire face aux coups durs, etc. Suivant Hegel sur ce point, Marx ne fait pas l'erreur de confondre l'histoire à la morale, et cherchera le plus souvent, à éviter de porter des condamnations de nature morale, à l'encontre des classes dominantes, et la bourgeoisie n'y fait pas exception.
. De ce semblant de "relativisme", certains marxistes estiment d'ailleurs qu’il serait absurde que de chercher à appliquer à la lettre ce que propose Karl Marx, sans tenir compte des modifications structurelles de la société. Au contraire, il conviendrait selon eux, en s’inspirant de la méthode d'approche de Marx, d’analyser la situation économique et politique de notre temps et de chercher à remédier à ses défauts. Il semble donc contradictoire de considérer la pensée marxiste comme une doctrine, c’est-à-dire une chose figée dans le temps, alors qu'il voit dans l'Histoire une évolution. Le marxisme analyse en observant la situation matérielle, politique, économique et sociale. Mais cette situation varie au cours du temps et selon l'endroit, et c'est pourquoi les marxistes varient leurs analyses en fonction du temps, du lieu, des circonstances, et aussi de leur sensibilité politique (je n'irais pas jusqu'à généraliser les choses de cette façon, mais l'idée est là).
. Comme il est dit plus haut, Marx refuse d'affubler à l'histoire, une portée morale. Et cela découle de sa conception de l'absence de finalité précise à l'histoire. La seule finalité qui pourrait exister, c'est celle de l'homme qui se représente des fins pour agir dans l'histoire. Or il agit souvent selon des fins et des mobiles qui n'ont pas grand chose à voir avec la morale.
Ce qui va l'amener à conclure qu'il ne peut exister de leçons (que ce soit de nature morale ou pragmatique) à tirer des leçons de l'histoire du passé. Son analyse des procédés de l'illusion idéologique, conduit Marx à mettre en garde tous ceux, qui oseraient s'aventurer sur ce terrain : A trop vouloir chercher des leçons du passé, on court le risque de se fourvoyer complètement, en tombant notamment dans le piège des nombreux pastiches que regorgent l'histoire. Impossible ici de ne pas faire le parallèle avec la citation hégélienne : "dans le tumulte des évènements, une maxime générale est d'aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire, car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle le présent". Pour Marx, c'est donc seulement en comprenant qu'il n' y a pas de leçons à tirer du passé, que l'on peut vraiment agir en créant du nouveau : "la révolution sociale du XIXème siècle ne peut pas tirer sa force de la poésie du passé, mais seulement de l'avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d'avoir complètement liquidé toute superstition à l'égard du passé". Evidemment, cette position appelle quelques nuances. Son pamphlet du 18 Brumaire, a bien pour objectif d'éclairer le lecteur, sur les erreurs et les illusions du peuple français, face au coup d'Etat de Louis Bonaparte. Marx jette ainsi une bouteille à la mer, il espère que son ouvrage, sera compris à la postérité et "contribuera à écarter le terme couramment employé aujourd’hui, particulièrement en Allemagne de Césarisme". Il s'agit donc bien, de tirer quelque enseignement du passé.
- Bon, je suis bien conscient que ma tentative d'analyse descriptive de la philosophie marxienne de l'histoire, est quelque peu confuse (à bien relire mon texte, pour l'instant, je me rends compte, que je n'ai fait qu'esquisser le concept central de la lutte des classes, en des termes relativement vagues) et part un peu dans tous les sens. Donc s'il fallait faire un résumé : ce ne sont pas les grandes idées, ni les grands hommes qui font l'histoire, encore moins cette vision que l'histoire se ferait toute seule, en quelque sorte dans le dos des individus. Sans développement abstrait et inutile, Marx s'attache à montrer que les hommes font leurs propre histoire, mais comment ces actions sont conditionnées par les conditions matérielles et culturelles existantes (ils n'agissent jamais en faisant complètement table rase du passé). Les individus ne sont ni des êtres absolument libres comme le pensent les idéalistes, ni de vulgaires jouets des circonstances qui les détermineraient. Leur vie dépend de leur activité, de la manière dont ils se manifestent, et elle est conditionnée par des circonstances qui ne dépendent pas d'eux. Marx articule l'évènement conditionné par la conjoncture historique et l'état d'esprit des forces en présence, avec les tendances longues qui découlent de la structure profonde de la société, tout en mettant au cœur de sa méthode d'analyse, l'activité des hommes. L'historien doit non seulement retracer les faits, mais surtout en comprendre la logique, en analysant la manière dont les individus qui composent les "multitudes" forment leur propre idée. L'histoire en tant qu'elle est conçue par les hommes, est contingente, en même temps qu'elle reste mue par un principe causal : la lutte des classes.
- Au final, la vision marxienne de l'histoire, ne correspond guère en théorie, aux critères "poppériens" de l'historicisme (et cela vaut aussi, dans une certaine mesure, pour l'esprit hégélien. Mais bon, se lancer dans un tel sujet, sortirait complètement du cadre de nos propos actuels). Seulement voilà, cette habitude d’assimiler le matérialisme historique, à une science capable d'émettre des prédictions, ne sort pas de nulle part. Elle n'est pas le fruit d'une analyse erronée de la part des penseurs libéraux, encore moins d'une interprétation douteuse de marxistes peu scrupuleux. Cette confusion ne provient ni plus ni moins que des contradictions, interne à la pensée de Marx. Marx reste notamment prisonnier de la philosophie hégélienne (on ne se détache pas aussi facilement de l'influence de celui que l'on a considéré et considère toujours, comme un maître à penser). A ce titre, il est judicieux de mettre en avant, la connotation étonnamment téléologique, dans son évocation au sein du Manifeste du parti communiste, des différents conflits historiques, entre les catégories sociales. Sans compter la présence de nombreux écueils dans l'analyse des différents rapports de forces, et dont Marx lui-même, fera implicitement son mea culpa, dans ses travaux ultérieurs. J'y reviendrais lors de l'examen critique de l'ensemble de la pensée marxienne. Mais ce ne sera pas pour aujourd’hui (je dois encore répondre à toutes les objections soulevées par Hotsuma).
Intéressant, aussi, de constater que les plus célèbres de ces "prophètes" ne sont la plupart du temps pas des historiens (d'ailleurs, en dehors d'Hélène Carrère d'Encausse, je n'en connais aucun qui ait tenté de s'amuser à prophétiser l'avenir, proche ou lointain);
- Et Marx n'échappe pas non plus à cette règle. Il tenait plus de l'activiste politique (avec des qualifications de journalistes) que de l'historien traditionnel. Néanmoins, sa pensée a exercé une influence non négligeable sur certaines méthodes d'analyse historiques contemporaines. On pourra par exemple, évoquer le principe de la "conquête de la longue durée", introduite par deux membres de l'Ecole des Annales : Marc Bloch et Lucien Febvre. Cette méthode se caractérise par un décentrement dans la nature des objets d'intérêts de l'historien. Selon cette Ecole, de l’évènement et de l'individu comme seuls sujets possible de l'action, l'histoire doit braquer dorénavant les projecteurs sur ce qui conditionne l'individu, et sur ce qui dans la réalité sociale, est plus impersonnelle. Ce sera le rôle fondamental donné à l'histoire économique et sociale. Un point sur lequel des historiens comme Ernest Labrousse, estiment possible la jonction, avec la conception marxienne de l'histoire.
- NB : eh oui, je suis passé maître (et ce n’est plus un secret pour personne, depuis fort longtemps déjà) dans l'art de déterrer des thèmes, enfouis au plus profond des abysses de l'histoire de ce forum. A l'instar de Tommy, je suis bien conscient que je suis en train de pourrir complètement le topic, avec de tels sujets, mais bon, j’en assumerais les csq,… :lol: