La brise des côtes soufflait doucement sur le pont du Centaure. Le navire, après avoir fait un voyage de 3 jours sur la mer intérieure, arrivait en vue du port de Kaynzorht. La majesté des murailles blanche de la cité ne manquèrent pas de captiver l'attention d'Awklocke.
Il avait laissé là-bas le groupe qu'il était chargé de guider vers sa destinée, et ses soucis ne le laissaient pas se reposer un instant. Bien qu'il était trop loin d'eux à ce moment pour leur apporter une quelconque aide, et qu'en plus il savait qu'il ne pourrait les rejoindre avant un certain temps, il ne pouvait s'empêcher de penser à leur sort. La route était encore loin d'être finie, et les obstacles seraient nombreux. Pour eux comme pour lui.
Cette pensée le tira de sa rêverie. Il était loin d'arriver dans un endroit en paix, et avait tendance à l'oublier. Les nombreux soldats arpentant le port, les galions affrétés et prêts à partir avec dans leur ventre de pleines garnisons ne tardèrent pas à lui rappeler. De frêles esquifs sillonnaient la baie dans le but de prévenir la ville s'il devait arriver quelque chose. Personne ne se reposait. Il n'y avait pas de raison pour que lui-même espère le faire dans cette citée tourmentée.
Le Centaure s'approcha du quai. Sa venue était connue, mais il fallut malgré tout se soumettre à un contrôle de routine. Une dizaine de soldats montèrent à bord et réclamèrent les visa de tous les passagers, ainsi qu'une liste de l'équipage. Les bagages furent fouillés, ainsi que les provisions. Non décidément; cette ville n'était pas tranquille.
Lorsque tous les contrôles furent achevés et que quelques passagers clandestins furent appréhendés, les passagers réguliers purent descendre du navire. Awklocke qui n'avait pour seul bagage que son épée fut parmi les premiers à fouler les pavés du quai. Ne prêtant aucune attention à la beauté de cette journée et à la délicieuse atmosphère marine qui régnait sur le port, il se dirigea vers les lourdes portes de bois qui fermaient l'entrée arrière de la ville.
Les portes n'étaient pas ouvertes par mesure de sécurité et il lui fallut présenter son visa à un guichet pour enfin pénétrer dans l'enceinte par une petite porte creusée dans le mur. Lorsqu'il arriva, il eut l'impression que la capitale n'avait jamais été aussi agitée. En passant dans les rues, au hasard des conversations il comprit que la situation avait empiré. Les attaques se faisaient de plus en plus fréquentes et massives. Ce qu'il voyait semblait confirmer ces craintes: les soldats étaient à chaque coin de rue. La ville était sur le qui vive. Il décida de ne pas perdre de temps et se dirigea vers les quartiers généraux. Il allait être l'heure. Dans sa précipitation, et au milieu de l'agitation, il percuta une jeune fille qui semblait très pressée. Sous l'effet du choc elle laissa tomber un paquet mou.
Kim s'excusa platement, ramassa son paquetage et se remis en route aussi vite qu'elle put. Non pas que c'était vraiment important, mais elle prenait son petit boulot très à cœur. Et de toute façon il allait bientôt être l'heure de retourner en cours.
Kim était une jeune fille tout ce qu'il y a de plus normale. Ses parents étaient nés à Kaynzorht et elle-même y était née également. Elle n'avait jamais vu beaucoup de paysages autres que sa chère ville, car ses parents n'étaient pas très riches. C'est aussi pour ça qu'elle faisait ce travail pendant ses heures creuses. Même si elle savait très bien que toute la famille n'avait pas besoin de ce revenu supplémentaire pour survivre, elle aimait se considérer comme indispensable et appréciait que ses efforts servent à quelque chose. Elle était assez frêle et pas exceptionnellement jolie, sauf lorsqu'elle riait. Elle s'habillait souvent le plus simplement possible, car elle n'aimait pas trop faire d'élégances, ce qui lui donnait un air de garçon manqué. Sa chevelure noire et brillante était généralement rattachée en arrière pour plus de commodité.
Elle frappa à la porte en bois de la tourelle, comme d'habitude. Le volet s'ouvrit et lorsque les deux yeux qui scrutaient par l'ouverture reconnurent la jeune fille, la porte s'ouvrit et elle fut accueillie avec un grand sourire.
- Voilà votre repas! Je repasserai ce soir prendre les restes et vous amener les provisions pour la nuit.
Les deux soldats qui montaient la garde dans cette tourelle la connaissaient un peu à présent et se faisaient une joie de recevoir sa visite à ces heures fixes. Kim leur apportait ainsi midi et soir les repas dont ils avaient besoin, de sorte qu'ils n'avaient pas à se préoccuper de les amener. Bien sûr les groupes tournaient, mais les hommes valides se raréfiaient à Kaynzorht et il n'était pas rare que les tours de garde durent une journée entière, même deux. Il avait été alors instauré ce système de ravitaillement qui mettait à contribution la population active à l'effort de guerre. Kim faisait ainsi la navette entre le centre des stocks, où on lui donnait les paniers, et les tourelles. Elle n'avait que deux ou trois groupes à approvisionner mais elle se donnait à fond, et il n'était pas rare qu'elle prépare de petites friandises qu'elle ajoutait au panier rempli de nourriture de caserne.
- Merci infiniment Kim! Qu'est ce qu'on s'ennuierait sans toi!
Elle referma la porte alors que les deux soldats inspectaient la bave aux lèvres le contenu du précieux paquet, et se dirigea vers son second arrêt.
- Tu me les présenteras un jour, dis!!
Pipple avait en poussant cet énième cri désespéré l'air très contrarié et suppliant. C'était la meilleure amie de Kim. Elle habitait non loin de chez elle et les deux filles se connaissaient depuis leur petite enfance. Pipple, elle, aimait beaucoup se faire jolie, mais l'était au départ un peu moins que Kim. Son visage était rond et sa chevelure frisée rousse lui donnait un air peu sérieux, malgré le fait qu'elle en prenait le plus grand soin possible. Pipple était toujours très curieuse de connaître les histoires de son amie et elle fantasmait tout particulièrement depuis que Kim voyait le midi et le soir ses "beau soldats" comme elle les appelait. Kim rit de bon cœur en entendant une fois de plus ses plaintes.
- Peut être que si tu me fais mes devoirs j'aurais plus de temps pour discuter avec eux... Je pourrais peut être leur parler de toi dans ce cas là!
Elles rirent ensemble et quittèrent la salle de classe. Toutes deux suivaient des cours de comptabilité et de lettres. Avec la crise que traversait la cité, les écoles avaient été désertées par les érudits et offraient maintenant leurs services aux gens qui désiraient apprendre à lire, apprendre les légendes, ou encore comment gérer efficacement un petit commerce, moyennant une somme modique. Kim n'avait aucun mal à la payer avec ses économies. La famille de Pipple était un peu plus riche et ses parents lui avaient offert ces cours afin qu'elle puisse passer les journées avec son amie, et en même temps prendre leur succession au magasin lorsque viendrait le moment. Elles avaient toutes deux 16 ans et supportaient très bien leurs études, car elles étaient à un âge ou l'on commence sérieusement à envisager l'avenir. Mais peut être ne réalisaient-elles pas encore combien il promettait d'être sombre.
Awklocke approchait de la citadelle. Cette ville dans la ville, réservée aux bâtiments religieux et aux appartements du gouvernement, était située sur les hauteurs, mais le désordre tortueux qui caractérisait l'agencement de la ville basse ne régnait pas ici. Les bâtiments, bien que serrés et séparés par d'étroites ruelles, étaient très travaillés, et respiraient la richesse. Les vitraux, les arabesques et le soin apporté à la taille des pierres étaient d'excellentes démonstrations du talent des architectes de la capitale. Il entra dans une porte assez discrète, qui menait à une antichambre du palais royal. C'est ici que les prêtres de Mitula avaient été convoqués à cette date fatidique pour rendre compte de leurs investigations.
Il fut accueilli par un serviteur du majordome, qui lui souhaita la bienvenue et lui proposa d'entrer dans la salle d'attente, ce qu'il fit. Lorsqu'il pénétra, il se rendit compte qu'il n'était pas le premier, et de loin. Sur les onze prêtres, sept étaient déjà arrivés. Il remarqua tout de suite que parmis eux se trouvait Ravel. Ce prêtre, le plus vieux d'entre eux, s'était peu à peu imposé comme chef de l'ordre de Mitula, et cette position ne lui avait pas été contestée, pour la simple raison que Ravel possédait beaucoup d'expérience et de sagesse, tout en sachant être ferme lorsqu'il le fallait. Il était le premier à avoir connu Mitula, et tirait de ce privilège une certaine fierté. Awklocke l'avait à plusieurs reprises soupçonné même d'éprouver une certaine jalousie envers ses dix acolytes, qui tous avaient aimé Mitula avec passion, comme lui-même quelques années auparavant.
Les réunions de l'ordre de Mitula étaient rares, et Awklocke était loin de connaître intimement tous les membres, malgré les deux cent quatre-vingt seize ans qu'ils avaient passés rassemblés sous l'étendard de la déesse. Il pensa en les voyant tous ou presque réunis ici que leur ordre était vraiment diversifié. Malgré l'uniforme de l'armure, chaque prêtre avait un style bien particulier. Les âges aussi différaient assez d'une personne à l'autre. Pourtant une sorte de cohésion régnait au sein de la communauté. Il s'avança dans la pièce et alla saluer Ravel, comme le voulait l'habitude. Après un échange de banalités, il alla s'assoire et attendre que les autres arrivent.
Une heure après, deux prêtres qui s'étaient vraisemblablement rencontrés avant d'arriver entrèrent. Ravel pris alors la parole pour s'adresser à l'ensemble de ceux qui étaient présents :
- Bonjour messieurs. Rama m'a fait parvenir une missive ou il m'informait qu'il ne pourra pas prendre part à cette réunion pourtant de la plus haute importance. Cependant comme ses recherches ont échoué, sa présence ne nous est pas nécessaire.
A l'entente de ces mots, Awklocke sourit intérieurement. Une fierté mal placée naissait dans son cœur, mais il s'empressa de la faire taire.
- Il ne m'a pas demandé de vous faire part des raisons de son absence, aussi je ne dirais rien, continua-t-il. Mais puisque nous sommes au complet, je vais vous demander de me suivre. Il est déjà trois heures de l'après midi, et notre hôte nous attend.
Il se dirigea vers la porte, et tous le suivirent. De l'autre coté de la porte se trouvait la salle des conférences, et un homme d'une cinquantaine d'année, grisonnant mais de stature imposante, en uniforme d'apparat, les y attendait. En les voyant entrer, il prit place à son fauteuil et tous firent de même. Ravel se leva alors pour ouvrir la séance:
- Général Duhaun, nous sommes ici comme il a été convenu pour déterminer le résultat des investigations de chacun. Je souhaite que l'aide que nous allons vous apporter soit décisive et que notre cause soit la votre.
Les formules d'usage terminées, il continua:
Nous allons faire le tour de la table et avoir un premier aperçu des découvertes de chacun.
Très bien, répondit le général. Vous savez que le sort de beaucoup de gens peut dépendre de ce que nous allons décider à présent. Aussi je vous demanderais d'excuser la présence de ce secrétaire du Roy, qui a tenu à être personnellement informé de la situation.
Awklocke regardait la scène avec étonnement mais n'en montra rien. Il ignorait que le gouvernement de Kaynzorht s'intéressait aux élus. Et encore plus que le Roy lui-même se posait des questions.
Le début de la séance fut fastidieux : le tour de table commença par deux prêtres qui n'avaient rien trouvé du tout. Le troisième avait des choses à dire, mais resta très sceptique :
- J'ai rencontré un groupe de 5 jeunes gens. Il semblerait qu'ils aient du potentiel, mais je ne pense pas avoir eu assez de temps pour les juger correctement. Je préfère émettre des réserves...
- Je suis quant à moi absolument certain d'avoir trouvé ceux que nous cherchons depuis si longtemps.
Après plusieurs heures de discutions creuses, la révélation d'un des prêtres, un dénommé Benziek, fit l'effet d'une bombe. Awklocke se dressa :
Tout le monde se tourna vers lui. Il continua :
- Le groupe que j'ai trouvé est celui de la prophétie. Parmi eux se trouve un rescapé d'Atlantis.
Benziek resta serein, mais la plupart des autres furent très étonnés. Ravel paru tout particulièrement surpris. Duhaun quant à lui se réjouissait de l'excellence des résultats qu'apportait cette réunion. Cependant Benziek répondis :
- Parmi le groupe que j'ai trouvé se trouve également un rescapé d'Atlantis.
Cette nouvelle information, particulièrement inattendue surtout après ce qui venait d'être dit, fit presque encore plus d'effet que la première. Il y eut un instant de profond silence.
Impossible!... répéta Awklocke. Mais son ton n'était plus aussi catégorique.
C'est la vérité. Un de nous deux s'est probablement trompé, ou bien le destin est très facétieux ces derniers temps. Cependant je ne veux pas exclure cette dernière possibilité.
Benziek le regardait dans les yeux et ses propos ne contenait pas la moindre agressivité. Mais Awklocke bouillait. Il ne pouvait imaginer un seul instant qu'il se soit trompé. Il ne s'était pas trompé. Ignis était bien l'enfant de la prophétie.
Ils n'eurent pas le temps de discuter plus, car la porte de la salle s'ouvrit avec fracas. Un garde y apparu. Il avait l'air affolé :
Kim salua de la main Pipple qui l'avait raccompagné chez elle et se dirigeait à présent vers sa propre maison, un peu plus loin dans la rue. Leur journée de cours était finie mais il était près de 6 heures et Kim devait repartir pour sa tournée des tourelles. Elle pris à peine le temps de dire bonsoir à ses parents et à sa petite sœur et repartit comme un coup de vent, après avoir jeté son sac sur son lit. En courant vers le centre des stocks elle noua sur son front le foulard qui l'identifiait comme étant salariée de l'armée.
Elle se présenta essoufflée au comptoir, regrettant de ne pas avoir pu préparer quelque chose en plus. Ce jour-ci elle avait eu son premier cours de magie, et sa journée s'en était rallongé d'au moins deux heures. Cela la réjouissait cependant car peu étaient ceux qui avaient accès à l'enseignement de la magie, dans sa classe sociale. Et même si elle ne paraissait pas être très douée, la découverte d'une nouvelle matière aussi passionnante avait bien rempli sa journée. C'est l'esprit tout à ces pensées qu'elle prit les paquets contenant les repas et la bourse ou se trouvait son salaire de la journée, puis se dirigea en sautillant vers l'escalier menant au chemin de ronde.
Kim parcouru ainsi quelques kilomètres et arriva devant la première tourelle. Le chemin suivait les murailles qui entouraient complètement la ville, et les tourelles étaient parfois très espacées, mais marcher aussi longtemps n'était pas un problème. Lorsqu'elle frappa à la porte du poste de garde, il n'y eut pas de réponse. Surprise, elle donna deux coups supplémentaires qui n'eurent pas plus d'effet. A force d'insister, un vague grognement agacé lui répondit. Elle pris ça pour une autorisation et poussa la porte.
En entrant l'atmosphère n'était pas habituelle.
- Viens voir ça, lui dit un des soldats, sans détourner la tête de la meurtrière, l'arc pointé en avant. Sa voix avait quelque chose de peu rassurant et d'ailleurs de peu rassuré.
Elle s'avança sans dire un mot, et jeta un coup d'œil en contrebas, vers la plaine qui entourait la ville. Le spectacle qui s'offrit à elle lui glaça le sang. Dans la plaine une immense armée composée de plus de cent mille hommes, tous habillés d'une armure d'un noir mat, s'étendait à perte de vue. Il y avait des archers, des cavaliers, un bataillon de mages, une vingtaine de Guivres des Cendres géantes, mais surtout un nombre incalculable de fantassins. Ils avaient des armes diverses, allant de la lance à la hache à double tranchant. De cette distance, Kim ne voyait pas assez bien mais si elle avait pu, elle aurait remarqué des peintures noires sur le visage des soldats, qui n'étaient pas tous humains. Ils semblaient d'ailleurs n'appartenir à aucune race connue. Des hybrides, des créatures monstrueuses parmi lesquelles se trouvaient probablement des dérivés d'orcs, d'ornicoblins et toutes sortes de créatures mort-vivantes. Kim ne put détacher son regard de cette masse menaçante mais qui semblait irréelle, noircissant la plaine comme un incendie.
-Ils avancent!!
Le cri du soldat la fit sursauter. Il avait raison. La masse immense s'était mise en mouvement et se rapprochait des murailles immenses de la cité.
Un cor sonna parmi les tourelles, bientôt suivit par un autre, puis un autre. Dans la plaine, des trompettes immenses lâchaient un cri strident, pareil à celui d'un vautour. L'attaque avait sonné.
Sur l'herbe séchée de la plaine les pas résonnaient en une rumeur montante. Le cliquetis des armes et des armures, le vacarme des cris de guerre et des pas de plus en plus rapides s'amplifiait. L'armée qui se déplaçait lentement au départ se mit à se rapprocher à la vitesse d'une marée furieuse. Les flèches commencèrent à siffler des deux cotés et dans la cité les alarmes retentissaient. Ce n'était pas la première attaque que Kaynzorht essuyait ces derniers temps mais c'était assurément la plus importante depuis très longtemps. Les régiments de fantassins étaient amenés des casernes vers les portes principales, prêts à passer à la contre attaque dès que l'ordre serait donné. Les premiers coups de béliers qui ébranlèrent l'immense portail en bois furent inutiles mais semèrent la panique chez les habitants. Derrière, les soldats restaient figés, placés en des endroits stratégiques et attendant l'ouverture des portes qui aurait lieu comme chaque fois lorsque les battants menaceraient de céder.
Les archers étaient à présent aidés des catapultes et les défenses placées en hauteur se révélaient pour le moment efficace. Les échelles étaient constamment repoussées et tombaient en tuant à chaque fois quatre ou cinq assaillants. Les flèches décochées par les meurtrières tuaient quant à elle des bataillons entiers, mais il y en avait toujours plus. Et les provisions de flèches disponibles dans les tourelles ne tiendraient pas indéfiniment.
Les premiers à passer les remparts furent tout de suite exécutés par les fantassins qui surveillaient les arrières depuis le chemin de ronde. Mais les voies avaient été ouvertes, et les échelles étaient bien fixées. C'était à présent par dizaines que les ennemis envahissaient la ville. Heureusement l'expérience des soldats permettait pour le moment de garder le contrôle de la situation.
- Ne sort pas! C'est trop dangereux, cria à Kim l'un des deux archers.
Kim ne répondis pas et alla se protéger dans un coin de l'étroite pièce poussiéreuse. De temps en temps une flèche réussissait à pénétrer dans la pièce par les meurtrières et allait se cogner contre le plafond. A chaque fois Kim sursautait.
L'archer qui se trouvait à gauche s'effondra. Il avait presque été tué sur le coup. En tout cas son sang ne battait plus dans ses veines.
Kim fut horrifiée, et se recroquevilla encore plus. Elle pleura un peu.
Au bout d'un petit moment, la situation semblait ne pas avoir tellement évolué. On entendait des épées s'entrechoquer au dehors, ce qui lui laissa penser que l'ennemi était dans les murs. Elle n'osa pas sortir. L'archer qui restait continuait de puiser dans la réserve de flèches, et semblait faire mouche la plupart du temps. On entendait le son sec de la corde claquer à intervalles réguliers. Au bout d'un moment, sa cadence faiblit. Il s'épuisait.
- Je vais t'aider! lança Kim.
Alors qu'elle se levait, le soldat réagit violemment:
Elle eut un mouvement d'hésitation, mais ne tint pas compte de son conseil, et pris l'arc qui gisait sur le sol, à coté du corps du mort. Elle enleva aussi son plastron et son casque pour les passer sur elle. Déterminée, elle prit une flèche, banda son arc et le passa à travers l'ouverture.
Dans sa concentration, les paroles de l'archer ne l'atteignaient pas. Il essaya pourtant par tous les moyens de la convaincre de cesser, tout en continuant de tirer, mais elle n'entendait plus rien. Elle faisait corps avec son arme. Dans le prolongement de la flèche, loin en contrebas, une créature parmis tant d'autre poussait des cris et agitait son épée, attendant de monter à son tour sur l'échelle de siège. La corde vibra et la flèche émit en filant un bruit léger. La créature eut un sursaut, puis s'effondra sur ses compatriotes, qui le laissèrent s'affaler et le piétinèrent dans leur empressement.
Elle avait fait mouche. Elle qui n'avait jamais pratiqué le tir à l'arc avait réussi dès son premier essai. Peut être avait-elle un don? Se demandait-elle. L'euphorie de son succès la gagnait. Elle saisit une autre flèche, mais elle ne fut pas aussi fructueuse et alla ricocher sur un casque. Une autre. Mais les flèches ne passaient plus. Sans doute cela avait-il été un coup de chance. Kim ne se laissa pas décourager, et continua ses essais. L'archer, à coté, avait renoncé à la raisonner, et continuait à faire des ravages dans le camp ennemi.
La sirène de la ville retentit, en réponse à la terrible nouvelle que venait d'apporter le garde. Toute l'assemblée se leva d'un geste, et personne ne semblait tranquille.
Comment est-ce possible?? Duhaun ne comprenait pas. Nous n'avons repéré aucun mouvement massif de troupes dans les parages ces derniers temps!! Combien sont-ils?
Cent mille... Peut être deux cent mille! Répondis le garde entre deux halètements.
Le général paraissait abasourdi.
- Ce n'est pas possible... répéta-t-il, comme pour lui-même. Nous n'arriverons jamais à les contenir...
Après un court silence embarrassé, il reprit ses esprits et distribua ses ordres :
- Bien. J'imagine que les généraux en service se sont chargés d'organiser la défense et la riposte, aussi je n'ajouterais rien. Cependant il nous faut quitter la ville le plus vite possible.
Cette décision provoqua l'étonnement.
- Vous voulez abandonner la cité? S'insurgea Raven. Vous laisseriez tous ces civiles se faire massacrer?
Duhaun se fit froid pour répondre à cette attaque. Presque méprisant.
- Ne faites pas l'hypocrite. Vous savez comme moi qu'un peuple sans guide n'est voué qu'à sombrer dans le chaos. On ne reconstruit pas une ville sans maître d'œuvre. De plus votre mission dépasse de loin la survie ou non de cette ville. Même de ce monde.
Il marqua une pause, avant de continuer:
De toute façon la Lune Noire ne cherche pas à massacrer le plus possible de gens. Vous savez comme moi ce qui l'intéresse ici.
Voulez vous dire que le Roy est ici? L'attitude de Raven avait changé du tout au tout.
Bien sûr. Il lui arrive fréquemment de séjourner à la capitale, et les évènements qui s'y déroulent en ce moment l'avaient contraint d'y passer quelques jours. Il va nous falloir quitter les lieux le plus tôt possible.
Il s'adressa à nouveau au garde qui était resté devant la porte, attendant ses instructions:
- Allez prévenir les services de Sa Majesté que la situation ne nous permet pas de rester ici. Informez aussi la garde personnelle de Sa Majesté.
Le soldat claqua les talons et sortit en précipitation.
Le Roy descendis prestement les escaliers qui menaient au Grand Hall. Il ne s'était pas embarrassé de costumes d'apparat et portait un simple habit, qui bien qu'à la hauteur de sa condition, ne le gênerait pas dans sa course. C'était un homme encore assez en forme, âgé d'une cinquantaine d'années, et il dégageait la prestance naturelle de tout monarque. Il était entouré d'une équipe de huit guerriers qui portaient une armure particulière, rouge et or. Leur casque ne laissait pas voir leur visage et les pièces de métal qui formaient leur plastron leur donnait une étrange allure.
Les dix prêtres de Mitula ainsi que le général Duhaun attendaient debout dans le hall et ne furent pas surpris par l'apparence du cortège. " Voilà les célèbres Guerriers Dragons " pensa Awklocke. Il se rappela qu'ils étaient censés avoir disparu, et s'étonna de les voir aussi nombreux. Il se dit que l'importance de la sécurité du Roy avait du nécessiter qu'une nouvelle équipe soit recrutée et ne s'en inquiéta pas.
- Partons dès que possible, demanda le Roy en préambule.
Sa voix était calme et assurée. Ce n'était probablement pas la première fuite de ce genre qu'il avait à vivre.
Duhaun se tourna ensuite vers les prêtres:
- Nous allons nous diriger vers le port. Un bateau doit nous y attendre pour nous permettre de rejoindre Orandia, plus au nord. Nous n'avons pas le temps de prendre les chemins les plus discrets hélas, et il nous faudra donc faire très attention si l'ennemi est dans la ville. Votre vie est également très précieuse et il vous faut la sauvegarder au péril même de celle de Sa Majesté. Les guerriers Dragons sont là normalement pour assurer la sécurité de tout le groupe. Cependant vos talents d'escrimeurs ne nous sont pas inconnus. Si vous en sentez le besoin, n'hésitez pas à vous battre.
Un petit groupe de soldats vint en renforts et, le remarquant, le général décida de ne plus attendre. Les portes s'ouvrirent sur la rue et l'escorte avança hors du palais. Les rues étaient vides d'habitants, mais des escouades de fantassins et de lanciers parcouraient la ville au pas de course pour aller vers les points sensibles, et l'agitation guerrière était palpable dans l'enceinte de la cité. Ils quittèrent la citadelle et arrivèrent dans la ville basse. Cette partie de Kaynzorht portait ce nom d'une part parce qu'elle regroupait les quartiers d'habitants modestes et d'autre part parce qu'elle était construite dans une sorte de cuvette que surplombait le palais royal et les quartiers riches. Les bâtiments de cette zone n'étaient pas très hauts et les murailles étaient visibles de n'importe quel endroit. Le spectacle du combat qui avait lieu sur le chemin de ronde sauta au visage d'Awklocke. Lui qui n'avait jamais vécu l'assaut d'une cité, occupé qu'il était la plupart du temps à œuvrer dans l'ombre, fut frappé par la rage et l'intensité des batailles. Des traits jaillissaient par-dessus les remparts comme des essaims d'abeilles furieuses et des soldats étaient précipités du haut des murs par les coups de leurs ennemis. Par chance la bataille était encore située loin du cœur de la ville.
Alors que l'escorte progressait rapidement dans les ruelles, évitant au maximum les allées principales, un immense fracas ébranla la ville. Tous se figèrent.
- L'entrée principale a cédé... murmura Duhaun, dont l'inquiétude se lisait sur son visage.
Il se ressaisit et se montra plus déterminé qu'il ne l'avait jamais été.
- Il ne faut plus perdre de temps à présent! Cette ville va tomber, ça ne fait aucun doute! Nous avons subi trop d'attaques ces derniers temps, cela devait arriver. Hâtons-nous vers le port!
Il partit au pas de course et tous le suivirent. Comme ils traversaient les quartiers résidentiels, ils eurent à se frayer un chemin entre les habitants qui, affolés par le vacarme de l'armée des envahisseurs, étaient sortis de chez eux pour se rendre compte de la situation. Déjà plusieurs dizaines de familles avaient rassemblé leurs affaires et se dirigeaient également vers la mer, espérant y trouver un bateau pour s'enfuir.
Lorsque la porte explosa, Kim n'avait pas les moyens de savoir d'où venait ce bruit qui fit trembler tous les murs de la capitale, y compris les murailles de pierres pesant chacune plusieurs tonnes. Mais le soldat qui était à coté d'elle su immédiatement, et il en pali. Elle-même avait eu un sursaut d'angoisse, mais en se rendant compte de son expression, cette sensation s'amplifia encore. Elle était paralysée, mais réussi péniblement à articuler après plusieurs secondes de silence :
- C'est... c'était quoi, ça?
Le visage affolé de son acolyte fut loin d'apaiser sa hantise. Il lui répondit, mais on sentait que lui-même préférait ne pas y croire :
- Ca ne peut être que la porte... La grande porte... pourquoi ne l'ont-ils pas ouvert à temps?
L'habitude était d'ouvrir les portes lorsque celles ci menaçaient de céder, et ainsi laisser entrer l'ennemi qui pouvait être pris au dépourvu par les troupes stationnées derrière le portail principal de la ville, près à contre-attaquer en profitant d'un terrain qui leur était favorable. Le fait d'attendre avant l'ouverture des portes permettait en outre aux archers de faire des ravages parmi les forces qui essayaient de braver l'entrée. Mais cette fois ci ça ne s'était pas passé ainsi. A cause de la lenteur des responsables de la porte, les battants immenses en bois avaient volé en éclats. Le soldat tenta de ne pas penser aux éclats de bois qui en volant, ont du paralyser complètement les troupes postées à la défense, laissant ainsi la voie libre aux assaillants. Son devoir de guerrier pris le pas sur ses craintes, et il essaya de se montrer digne de sa mission de protecteur de Kaynzorht. Il ordonna à Kim presque en criant:
- Sort d'ici! Tes parents doivent s'inquiéter. Va les prévenir au plus vite et essayez de fuir la ville le plus vite possible!
Kim ne broncha pas. Elle laissa tomber son arc et se dirigea le plus vite qu'elle put vers la porte. Dans son angoisse, il ne lui venait pas à l'idée de discuter. Elle ne savait plus quoi faire, ces ordres précis étaient une aubaine. Elle les suivrait à la lettre. Elle allait ouvrir la porte quand le garde la rappela :
Kim se retourna brusquement, comme si un nouveau cataclysme venait d'arriver. Il ajouta plus calmement :
- Prends une des épées qui se trouve dans la caisse. Il se peut que tu en aie besoin.
Sans réfléchir, les larmes aux yeux, elle prit maladroitement et presque comme une machine une épée qui mesurait environ cinquante centimètres. Elle n'était pas vraiment de bonne facture et semblait tellement émoussée que tuer quelqu'un avec relèverait d'une barbarie extrême. Mais Kim ne porta aucune attention à ces détails et elle franchit la porte avec empressement.
Sur l'étroite bordure du chemin en pierre, les combats faisaient rage. Malgré l'ouverture de l'entrée principale, des centaines de guerriers de la Lune Noire essayaient encore de rentrer dans la ville par les murailles, et le chemin de ronde était submergé. Les soldats qui y étaient postés en défense se battaient bravement, mais ils n'arrivaient plus à endiguer le flot des assaillants.
Une sorte de gobelin aperçu Kim alors que celle ci essayait de s'esquiver discrètement. Il bondit en levant une dague à la forme cisaillée. Elle poussa un cri de frayeur et recula, opposant de façon inefficace son épée rouillée. La créature, ayant raté son coup, continua d'avancer vers elle en tentant diverses attaques que Kim para plus par chance que par habileté. A force de reculer, elle cogna dans quelqu'un. Elle voulut se retourner pour s'excuser quand l'homme dit d'une voix forte:
- Ola! Ne reconnais-tu donc plus tes ennemis, gobelin stupide?
La créature émit un grognement et chargea de plus belle. L'étrange personnage souleva Kim sous son bras et, contournant habilement l'assaut, réussi à se frayer un chemin vers l'escalier qui menait au bas des murailles, dans l'enceinte de la ville.
Du haut du chemin de ronde on ne s'en rendait pas compte, mais la ville en contrebas à cet endroit regroupait certains des quartiers les plus pauvres de Kaynzorht. Les ruelles étaient étroites et sombres, et les murs des habitations, où n'étaient pratiquées que de petites et maladroites ouvertures, étaient recouverts de crasse. L'homme déposa Kim au sol et la considéra en riant. C'était un jeune adulte, il avait probablement plus d'une vingtaine d'années, et ses vêtements et manières laissaient penser que c'était dans ces rues que se trouvait sa maison. Il n'avait pas pour autant piteuse allure, et semblait en pleine forme physique. Il tendit la main à Kim pour la saluer. Sous le choc, elle serra sa grosse main en le dévisageant.
- Je m'appelle Baggy. Sans moi je ne donne pas cher de ta peau à c't'heure ci!
Il partit d'un grand rire franc, en voyant la mine déconfite de la jeune fille. Il continua :
- T'inquiète pas, ça va bien se passer. On va bientôt pouvoir agir.
Comme Kim ne paraissait pas très bien comprendre, il l'entraîna dans une maison voisine, dans laquelle on entrait par un escalier descendant dans le sol. Elle pensa qu'il s'agissait d'une cave.
En bas, la salle était plus grande que prévue. La lumière filtrait par de petites fenêtres au ras des pavés, près du plafond. Dans la pièce régnait un désordre important: ce qui semblait être des caisses d'armes, des draps et toutes sortes de victuailles étaient entassées dans des étagères séparant le local en plusieurs "chambres". Au centre, une table était installée, avec des armes diverses répandues à sa surface. Cinq jeunes hommes qui semblaient être des amis de Baggy discutaient là. Il les interpella :
- Eh les gars! Voyez qui je ramène!
Kim fut accueillie avec quelques sifflements complimenteux et ce qui semblait être des signes d'allégresse. Mais ils ne semblaient pas méchants. Kim, restant en retrait, tenta un timide " bonjour " mais Baggy poursuivait déjà, de sa voix puissante:
- Je l'ai sauvée des griffes d'un terrible gobelin, plaisanta-t-il. Elle est de la même classe que nous, elle travaillait pour l'armée. Je l'ai ramenée ici mais j'avoue que je ne sais pas quoi en faire!
Un des hommes qui était assis autour de la table lui adressa la parole :
- Est-ce que ça te dirais de te joindre à notre cause?
Kim ne comprenait pas. Il se tourna vers Baggy :
Eh, tu ne lui as même pas expliqué avant de la ramener ici? Pauvre fille, tu aurais pu la laisser aller!
Dis-moi Dero, tu aurais pas voulu que je laisse tomber un morceau pareil! J'ai déjà pas la cote...
Toute l'assemblée éclata d'un rire gras. Kim souris pour faire plaisir, mais elle ne se sentait pas très à l'aise. Elle demanda timidement :
Heu... Excusez-moi mais qu'est-ce que je fais ici?
Eh ben apparemment Baggy te trouve à son goût, répliqua le dénommé Dero.
Baggy rougit, et tout le monde repartit à rire.
Un autre des membres de la pittoresque assemblée, qui paraissait un peu plus jeune que les autres et un peu moins extraverti, tenta une explication :
- Nous faisons parti d'un groupe de résistance au pouvoir tyrannique qu'exerce sur la population de la ville ce maudit monarque.
A la prononciation de ces derniers mots, un grand cri de fraternité résonna dans la cave, et on sentait l'enthousiasme des jeunes gens. Baggy protesta:
Ho! Ça va pas de tout lui révéler comme ça? Qu'est ce qu'on en sait si on peut lui faire confiance?
C'est toi qui nous l'as ramenée je te signale, lui lança Dero.
Ignorant l'expression pensive de son ami, il poursuivit en direction de Kim:
- Bon, autant tout te révéler, après tout ça ne change pas grand chose! Voilà, nous faisons partie d'une vaste organisation qui est infiltrée un peu partout en ville. Nous considérons que nous n'avons pas le droit à la parole et le revendiquons. Il n'y en a que pour les bourgeois dans cette foutue capitale!
Les acclamations retentirent à nouveau.
En fait le régime en place doit tomber, il ne peut en être autrement si on veut vivre dignement ici. Pour ça nous avons décidé de profiter des attaques de la Lune Noire qui affectent chaque fois un peu plus les forces de l'ordre de cette cité. Si la cité tombe, elle sera à nos mains. Nous avons un accord.
Ouaip, c'est grâce à nous si le peuple va être libre, continua Baggy. C'est aussi grâce à nous si l'attaque d'aujourd'hui prend cette ampleur! La victoire est proche.
En entendant cette dernière remarque, Kim recula, et par mégarde fit tomber une tasse posée sur une caisse derrière elle. En tombant la tasse fit un grand bruit et tout le monde se tut, mais elle n'y fit pas attention tant sa colère était montée. Elle explosa:
- Quoi?! C'est de votre faute si tous ces gens sont en train de mourir? C'est de VOTRE faute, minables pseudo-visionnaires, si la porte a cédé avant de s'ouvrir et si les hordes de la Lune Noire envahissent la ville??
Dero se leva de sa chaise et tenta de la calmer:
- Eh, eh, du calme! Ce n'est pas de notre faute, bien évidemment! (il jeta un regard furieux à Baggy qui paraissait gêné) Ce que je te dis c'est que nous allons en profiter. Nous allons utiliser la faiblesse du régime pour le renverser. Cette nuit, quand la bataille aura bien avancé, nous irons investir le palais général. Nous donnerons à la Lune Noire ce qu'elle veut, et elle nous laissera tranquille. Alors on pourra faire de cette ville un endroit plus juste.
Kim avait sorti son épée. Elle enrageait :
- Espèce d'imbéciles! Ce n'est pas en donnant quoi que ce soit à la Lune Noire que vous arrêterez ce massacre! Si ma petite sœur et Pipple sont blessées à cause de vous, je reviendrais tous vous tuer!!!
Elle avait hurlé pour dire cette dernière phrase. Des gouttes coulaient le long de ses joues rougies par la fureur. Dero tenta à nouveau de la convaincre. Il poursuivit, avec plus de fermeté cette fois, ne supportant pas que l'on insulte ses valeurs:
- Tu n'imagine même pas combien nous sommes plus magnanimes que ce maudit Roy. Je suis sur que devant la tournure des éléments il est en train de foutre le camp avec ses précieux gardes. En ce moment plusieurs de nos camarades essayent de convaincre la foule dans les quartiers comme le tien. Si toute la population s'y met, nous sommes plus forts que dix armées de la Lune Noire! Au lieu de ça, ce pleutre qui nous gouverne se sauve, alors qu'il pourrait tout régler! Il est bien trop avare. Il n'a que faire de ta petite sœur!
Le cri de Duhaun se perdit dans la densité de la foule. L'escorte avait du mal à rester groupée dans ces conditions. L'agitation qu'avait créé l'explosion de la porte n'avait fait qu'augmenter, et à présent les habitants qui ne tentaient pas de s'échapper de la ville devaient se compter par dizaines seulement. Chacun tentait de se frayer péniblement un passage entre les badauds affolés.
- Nous allons tenter de passer par les chemins les moins empruntés, c'est la seule solution, cria un des prêtres de Mitula.
Awklocke ne savait que penser de tout ceci. Il ne savait pas bien pourquoi ils fuyaient, mais pour que Raven lui-même n'y fit pas d'objection, la raison devait être largement suffisante. Il ne put s'empêcher de douter un instant de l'avenir de cette masse vivante qui grouillait autour de lui. Une chose était sure, jamais il n'y aurait assez de bateaux à quai pour emporter tout le monde, si tant est qu'il en restait, car après que l'attaque aie sonné, il était probable que tous aient pris la mer. En attendant il n'émit pas d'objection et bifurqua dans une petite ruelle où s'étaient déjà engouffrés les membres de la garde attitrée du Roy. Plus loin sur la grande place, il crut apercevoir un homme en train de haranguer la foule. " Un début d'organisation dans la débâcle? " se demanda-t-il. Il ne pouvait pas savoir combien ils avaient bien fait de décider de passer par les ruelles à partir de ce moment.
Quelques rues plus loin, des cris retentirent. Des bruits de coups, des épées qui s'entrechoquent et des râles d'agonie incessants montaient au-dessus des bâtiments. Tous savaient ce que cela signifiait. L'attaque gagnait du terrain, et avait déjà atteint les quartiers résidentiels. Ils ne pouvaient éviter la bataille.
Dans les chemins de traverse, leur allure était cependant beaucoup plus élevée. Les passants y étaient rares car se retrouver seul dans ce genre de coupe-gorge en de pareilles occasions ne tentait aucun des habitants de la ville, peu expérimentés dans l'art de la guerre pour la plupart d'entre eux. Ils se déplaçaient en réalité suffisamment vite pour ne pas être tellement inquiétés.
Le chef des Guerriers Dragons, avec cette remarque, rabaissa nettement le moral de la troupe entière. Cependant il n'avait pas tort. La complexité du réseau d'avenues qui composait Kaynzorht, cette ville qui s'était construite avec la spontanéité de ses habitants, les avaient en effet égarés de plus d'un kilomètre. Il leur fallait prendre sur la droite presque à angle droit, et prendre le risque de retraverser la route principale qui coupait la cité en deux rives, tel un fleuve. Duhaun ne voulait pas prendre un tel risque. Il objecta:
Je ne préfère pas couper directement! C'est trop dangereux! Nous devrions aller jusqu'aux murs et les longer jusqu'à la sortie du port.
Avez vous perdu l'esprit, s'indigna le chef de la garde. Si nous continuons dans cette voie nous nous rallongeons d'au moins trois kilomètres. En plus rien ne nous dit que les murailles Est ne sont pas également assaillies. Ce serait prendre un risque énorme que de se rapprocher du front!
Mais l'ennemi est derrière nous, il a déjà investi la ville, seriez-vous sourd? Si nous coupons nous doublons nos chances de nous faire rattraper par leurs soldats!
Nous n'avons pas le choix! Qu'en pense Sa Majesté?
Le dialogue entre les deux hommes était tendu, et reflétait l'inquiétude qui perturbait leurs esprits. Le Roy prit la parole avec un ton empreint d'une sérénité qui calma un peu les inquiétudes de chacun. Il dit:
- Le temps presse. J'ai confiance en la compétence des guerriers qui nous accompagnent, aussi je pense qu'il nous faut couper au plus court.
Duhaun ne pensa même pas contredire cette décision, tant elle semblait à présent l'évidence même. Ce fut même lui qui donna l'ordre de tourner.
La rumeur de la bataille augmentait au fur et à mesure qu'ils avançaient, et ce malgré la vitesse de leur cadence. Ils semblaient se rapprocher à grands pas d'une mort certaine. Lorsqu'ils débouchèrent sur l'allée principale, même les plus endurcis eurent du mal à supporter un spectacle aussi horrible. L'armée de la Lune Noire, qui emplissait presque la rue, marchait sur un tapis de cadavres.
Des dizaines de milliers de gens avaient trouvé une mort atroce, mutilés et déchiquetés, sur le chemin qui devait les mener vers leur liberté. De l'autre coté de l'avenue, des milliers de personnes couraient encore pour échapper à la menace, mais malgré le déploiement des forces de sauvegarde de la ville, l'armée avançait régulièrement.
L'escorte tout entière fut bientôt prise dans la tourmente.
- Ne vous battez que pour sauver votre vie ou celle du Roy, cria le chef des Guerriers Dragons. La priorité est d'arriver de l'autre coté.
Parmi les soldats qui accompagnait l'escorte, beaucoup furent fauchés cruellement sur ce champ de bataille. Quelques Guerriers Dragons périrent également. Par chance, les prêtres de Mitula disposaient tous d'une excellente maîtrise de l'escrime, qu'ils avaient pu perfectionner au cours de leurs longues existences. Awklocke se rappela en se battant de ses jeunes années, quand il lui avait fallu combattre pour se défendre et pour gagner sa vie, après la chute d'Atlantis. La cruauté et la sauvagerie de la mêlée lui rappela que malgré les apparences les temps n'avaient pas changé.
Il leur fallut se débarrasser de ces corps en pièces qui leur tombaient dessus à tout instant. Ceux qui ne l'étaient pas encore le devenaient. Toute l'escorte était noyée dans le sang. Le pavement de l'avenue se teintait d'ocre et de noir.
Malgré la courte durée de leur participation à la bataille, ils n'en étaient pas ressortis indemne. Ils avaient perdu au moins une dizaine d'hommes, et peu sont ceux qui pouvaient se vanter de ne pas avoir été blessé dans l'assaut. Mais ils ne pouvaient pas se permettre de faiblir à ce moment crucial. Le Roy, qui avait été l'un des premiers à réussir à franchir l'avenue, rassembla son escorte et l'encouragea. Ils se remirent en route.
A peine couraient-ils depuis quelques secondes, qu'une chaleur intense et un immense bruit sourd s'élevèrent dans l'atmosphère. Lorsqu'ils se retournèrent, ils purent voir que cinq immenses dragons prenaient leur envol, crachant des flammes torrides qui réduisaient les effectifs aussi bien dans un camp que dans l'autre. Duhaun n'en revenait pas.
- Ils tentent le tout pour le tout, murmura-t-il. Ils n'ont plus d'autre recours.
Partout, des maisons incendiées s'élevaient des volutes de fumée noire. De l'autre coté des murailles, des Guivres noires s'élevaient dans les cieux à la rencontre des dragons majestueux. Les guivres leur ressemblaient beaucoup, mais leur taille et leur force n'égalaient en rien celles de la race suprême des Dragons Royaux.
Ce contretemps paralysa les troupes de la Lune Noire, ce qui offrit un peu de répit à l'escorte. Ils mirent ce temps à profit pour creuser la distance.
Lorsqu'ils arrivèrent sur le port, ils eurent une surprise plus grande encore. L'armée de Nataku avait également déplacé sa flotte. Une vingtaine de Navires armés de la poupe à la proue et blindés contre les attaques à la poudre avançaient lentement dans la baie. Déjà plusieurs navires avaient été envoyés par le fond. Les débris flottant à la surface et les corps ramenés par le reflux de la marée laissait penser que des navires tentant de s'échapper avec des civils à leur bord avaient été sauvagement bombardés.
Awklocke paru vraiment sceptique. Il n'osait déjà pas imaginer le fait d'avoir traversé une ville en train de tomber, la perspective de la réussite de leur entreprise lui paru comme faisant partie d'un autre monde totalement inaccessible. Cependant, sachant à quel point le courage de chacun était nécessaire pour éviter le découragement du groupe, et imaginant que chacun devait avoir les mêmes pensées que lui, il n'en fit part à personne.
Il semblait en revanche que le Roy et ses Guerriers Dragons avaient déjà eu à faire face à ce genre de situation, car ils ne semblaient pas affectés, et se dirigeaient vers une nef, placée à l'extrémité du port, dans un endroit peu fréquenté par les navires habituels. Duhaun prit brièvement la parole pour rassurer les prêtres qui semblaient hésiter à vouloir s'embarquer dans ce qui paraissait être un véritable cercueil flottant.
- Cette Nef est blindée, n'ayez crainte. De plus elle bénéficie d'une protection magique très importante et est quasiment indestructible. Grâce à sa petite taille, elle peut en plus tout à fait s'infiltrer entre les navires de guerre.
Il s'introduisit dans le bateau et chacun le suivit.
Alors que le bateau s'éloignait du quai, Awklocke jeta un coup d'œil en arrière. La belle cité de Kaynzorht qu'il avait trouvé resplendissante le matin même n'était plus que l'ombre d'elle-même. Cette fois, il se laissa aller à respirer l'air frais et l'atmosphère marine si agréable du port. Mais si fraîche et pure soit-elle, elle ne parvint pas à atténuer le goût de la fumée et du sang.
Il était déjà assez tard, et la nuit était tombée. Le silence et la pénombre régnaient dans la cave. Seule, assise sur un lit, Kim restait sans bouger. Ses yeux étaient rougis par ses pleurs. Par la fenêtre la rougeur des flammes projetait de temps en temps des ombres chinoises sur les murs. Elle n'entendait plus le tumulte de la bataille, et le souffle des Guivres. Elle se reposait. Elle pensait.