La "pop culture" coréenne déferle sur l'Asie
LE MONDE | 03.06.06 | 16h20 • Mis à jour le 03.06.06 | 16h20
De l'usine au laboratoire, de la dictature à l'une des démocraties les plus dynamiques de la région, la Corée du Sud est en train de battre le Japon en rapidité de développement et peut-être aussi de rayonnement : alors que l'Archipel a mis un siècle et demi à devenir la deuxième économie du monde et un pôle de culture populaire, la Corée du Sud est en passe de lui tailler des croupières.
Non contente d'avoir des entreprises "ruban bleu" dans le secteur des hautes technologies, la Corée du Sud devient un foyer d'innovation et d'exportation de culture de masse chez ses voisins dont - gage de succès - le Japon, premier marché jeune de la planète, où ses séries télévisées, ses talents et jeux vidéo font fureur. La déferlante de la pop coréenne, dénommée "hallyu" ("la vague coréenne"), s'étend du cinéma à la cuisine en passant par les cosmétiques. Elle est révélatrice de la nouvelle place d'un pays qui apparaît comme symbole d'une modernité enracinée dans une identité asiatique.
Dans les années 1960-1980, la Corée du Sud se battait pour sortir de la pauvreté sous la férule de régimes militaires. En 1988, Séoul, qui accueillait les Jeux olympiques, était une ville sans grand caractère, reconstruite à la hâte après avoir été dévastée par la guerre fratricide de 1950-1953. Aujourd'hui, des pelouses sont apparues sur la place de la Mairie, où flottaient il y a une quinzaine d'années les effluves des gaz lacrymogènes. Grise mégalopole de 10 millions d'habitants, coeur d'une flaque urbaine qui en rassemble 23 millions, Séoul se veut plus souriante. A l'image d'un pays qui passe du labeur à l'inventivité.
La Corée industrieuse des petits ateliers où l'on s'affaire tard le soir, des marchés à la vitalité fébrile et des bouis-bouis où l'on s'enivre de soju (tord-boyaux à base de patate douce), côtoie désormais une autre Corée, tout aussi dynamique, mais cosmopolite : celle des extravagances du luxe, des griffes, des restaurants italiens ou français et des trains à grande vitesse.
La dixième économie de la planète repose toujours sur son industrie, de l'automobile à la sidérurgie en passant par les chantiers navals. Mais les Coréens ont tiré les enseignements de la crise financière de 1997, qui a mis le pays à genoux : il ne suffit pas de produire et d'exporter en dépendant des technologies américaines ou nippones. Talonné par la Chine, le pays a besoin d'un nouveau moteur de croissance : l'innovation. Il en a les moyens avec un niveau d'éducation équivalent à celui du Japon et d'importants budgets dédiés à la recherche par des groupes comme Samsung.
La Corée ne se contente pas d'inventer. Elle applique ses innovations à la société : c'est le pays le plus "branché" de la planète (les trois quarts des foyers disposent d'une connexion Internet), et elle a fait de certains portails des relais de la démocratie. Ce n'est plus en lisant les journaux mais en consultant les portails Internet des "news guérillas" que l'on sent le pouls de la société. Le succès le plus étonnant est le rayonnement culturel de ce petit pays de 48 millions d'habitants pris en étau entre ses géants voisins chinois et nippon : de la Malaisie au Japon en passant par la Chine et le Vietnam, des millions d'Asiatiques jouent à des jeux vidéo ou regardent chaque soir des séries télévisées produits en Corée.
Au Japon, où la minorité coréenne a longtemps été victime de discriminations, des "Korea towns" telles que le quartier d'Okubo, à Tokyo, sont devenues des pôles d'attraction pour les jeunes Nippons. Un boom porté par la vogue du film Sonate d'hiver (2004), dont l'acteur principal, Bae Yong-joon, est la coqueluche des Japonaises. A quoi tient cet engouement ? La forte identité coréenne, cimentée dans l'adversité, séduit dans une région désormais rétive à ce qu'elle perçoit comme une "américanisation". La Corée apporte un "plus" : une touche asiatique appuyée. Sa culture de masse est perçue comme n'étant ni américaine ni japonaise dans des pays émergents où la culture locale n'a pas les moyens de satisfaire quantitativement de nouvelles demandes. C'est une "culture-fusion" : expression culte dans la région, qui renvoie à une modernité à la fois cosmopolite et "asiatisée". Une culture de masse dont la Chine ne peut pas (encore) être la matrice en raison des vestiges du socialisme. Le Japon en reste le grand foyer, mais son image est desservie par son association avec l'Amérique dont il apparaît comme l'émule.
La Corée, qui inventa l'imprimerie avant Gutenberg, a une culture plusieurs fois millénaire. Et elle véhicule dans ses séries télévisées des valeurs en lesquelles ses voisins peuvent se reconnaître (telles que le sens de la famille) tout en épinglant les tiraillements entre des générations aux modes de vie différents.
Elle met aussi en scène une valeur cardinale en Asie : l'endurance. Muée parfois en obstination dans le cas des Coréens, elle a pris la dimension de trait majeur du tempérament national. Le "han", mot sino-coréen, désigne ce sentiment amer dans lequel se mêlent peine et amertume provoquées par les efforts non récompensés et les attentes déçues. Le han, qui "prend aux tripes" et dont les Coréens (du Sud comme du Nord) ont tendance à penser qu'il est unique à leur peuple, nourrit une dramatisation très "latine" des émotions que véhiculent inlassablement chansons populaires, romans et cinéma.
Une série télévisée parmi les plus regardées dans la région, le Joyau du palais (histoire d'amour dans la Corée du XVIe siècle), met en outre l'accent sur une autre dimension de la "coréité" : le carcan confucianiste. La Corée est le pays de la région qui a été le plus profondément marqué par cette éthique. La tension perpétuelle de l'âme coréenne, prise en étau entre la passion et les contraintes héritées de l'ordre confucéen, nourrit le dynamisme d'un pays passé, sans imploser, en une génération, de la pauvreté à un revenu par tête équivalent à la moyenne européenne.
Jusqu'à la fin des années 1980, la société a été meurtrie par les dictatures. Aujourd'hui, démocratisée et hyper-réceptive aux nouvelles formes de consommation, elle reste innervée par certains principes de vie : forte identité nationale, sens communautaire qui alimente le civisme, respect du savoir et farouche ambition d'être Coréen.
Dans la province de Kyongsang du Nord, au centre oriental de la péninsule, la ville d'Andong se veut la "capitale spirituelle du pays". Berceau de l'aristocratie et des penseurs confucéens, elle jouit aujourd'hui encore d'un ascendant moral : son université a le rare privilège d'avoir une discipline spécifique : les "études sur Andong", que sanctionne un diplôme. Pour la nouvelle génération, ce bastion du conservatisme politique a "une mentalité trop fermée". Mais la plupart des jeunes reconnaissent dans le même souffle que le système de valeurs de souche confucéenne constitue l'armature mentale de la majorité de la population - y compris eux-mêmes.
Le néoconfucianisme, devenu une morale d'Etat en Corée, à la fin du XIVe siècle, a façonné les comportements. Ainsi, pour la fête des moissons (Chusok), au début de l'automne, rares sont ceux qui se dérobent à l'obligation morale d'aller honorer la tombe des ancêtres, affrontant des heures d'embouteillages. Son héritage est ambivalent. Doctrine de l'élite masculine réglant les rapports sociaux et légitimant le pouvoir, il revient à un ensemble de valeurs éthiques et de règles de conduite (respect de la famille et des aînés) régentant une étiquette qui est souvent encore la "clé" de la réussite sociale et de la réputation.
Dans une société démocratisée, l'autorité patriarcale et la primauté masculine entrent en conflit avec l'individualisme et l'égalité des sexes. Mais l'héritage confucéen est aussi porteur de valeurs refuges d'identité : ce fut le cas du temps de la colonisation japonaise et encore dans le désarroi de la crise de 1997-1998.
Passée en quelques décennies de l'ordre confucéen au consumérisme, la société contemporaine est animée de deux mouvements divergents : l'un tend à esquiver les contraintes, l'autre adhère, non sans frustration, au formalisme traditionnel, synonyme de statut social. L'esquive se manifeste par exemple dans l'effondrement de la natalité : les Coréennes, émancipées, se dérobent aux contraintes de l'ordre patriarcal. Leur "pas de côté" consiste à retarder la naissance du premier enfant (le taux de fécondité est tombé à 1,2 enfant en dix ans) et à divorcer : 46 % des couples se séparent au cours des trois premières années de mariage.
Mais, inversement, prolifèrent les écoles de maintien où les futures épouses apprennent l'étiquette. On y enseigne comment marcher silencieusement, s'incliner selon les circonstances et les interlocuteurs, se comporter lors de funérailles, arranger des bouquets ou revêtir une robe traditionnelle ainsi que le symbolisme de mets servis à certaines occasions. Ces écoles, qui sont plus d'un millier, proposent aussi à leurs élèves de rencontrer d'éventuels époux.
Anachroniques, elles sont révélatrices des ambivalences de la modernisation. De même, les productions coréennes véhiculent l'expérience d'une culture prise au collet par la modernité, en traitant sur le registre du soap opera des thèmes ignorés des séries hollywoodiennes et dépassés au Japon, mais qui taraudent les autres pays de la région.
Philippe Pons